![Police magazine. 1939. Reportage sur la maison centrale de Fontevrault]()
Police magazine. 1939. Reportage sur la maison centrale de Fontevrault
Jean Genet n’a jamais été incarcéré dans la maison centrale de Fontevrault. Pourtant Le Miracle de la rose évoquait la sombre prison du Maine-et-Loire : « De toutes les centrales de France, Fontevrault est la plus troublante. C’est elle qui m’a donné la plus forte impression de détresse et de désolation, et je sais que les détenus qui ont connu d’autres prisons, ont éprouvé, à l’entendre nommer même, une émotion et une souffrance comparable ». Dans la dédicace de Notre-Dame-des-Fleurs, Genet mentionnait l’assassin Ange Soleil aux côtés d’autres célèbres criminels des années trente et ajoutait : « C’est en l’honneur de leurs crimes que j’écris mon livre ». Ange Soleil – « le nègre Ange Soleil avait tué sa maîtresse », écrivait Genet – fut pendant une dizaine d’années l’un des prévôts-comptables de la maison centrale et fut cité dans plusieurs témoignages de détenus. Ces deux œuvres furent rédigées durant les années d’incarcération de Genet, publiées en 1944 et 1946. Réalité et fiction se mêlent au point que le Centre culturel de l’Ouest qui est installé dans l’Abbaye a fait de Jean Genet une « figure centrale » du lieu.
Mieux connaître ce criminel qui fascina l’écrivain et exerça un pouvoir exorbitant sur ses codétenus – droits communs, communistes, résistants, condamnés pour faits de collaboration – c’est tenter de comprendre le fonctionnement intérieur d’une maison centrale au milieu du XXème siècle. Elle était qualifiée de « bagne nouveau » puisqu’elle accueillait désormais les forçats qui n’étaient plus acheminés vers la Guyane. Mais elle conservait bien des traits de la vieille centrale inaugurée en 1804, avec, notamment, ses détenus galonnés, ses prévôts, ses comptables qui, aux côtés des surveillants, maintenaient l’ordre et la discipline dans ce vaste ensemble pénitentiaire.
En 1939, Police Magazine consacra un long reportage à la maison centrale de Fontevrault. Tout au long de douze numéros, du 7 mai 1939 au 23 juillet 1939, l’hebdomadaire publia les souvenirs d’un détenu anonyme de la prison ; souvenirs illustrés de croquis et de photographies retouchées. Jean du Fousseret, l’un des journalistes de la revue, n’offrait guère de précisions sur sa personnalité en introduction de la première livraison. Il affirmait qu’il s’agissait de l’auteur d’un délit, condamné correctionnel à dix-huit mois d’emprisonnement « pour des infractions aux lois sur les sociétés ». Romain S. aurait reçu une éducation brillante et mondaine. Il se serait comporté brillamment durant la Grande guerre, revenu décoré et galonné. Sa peine étant supérieure à une année, il fut conduit à Fontevrault, aux côtés de réclusionnaires et de forçats, parmi les criminels qui avaient été à la une de la presse pendant les années trente. Le journaliste ajoutait qu’il avait été jeté dans un « panier à rats ». D’où le titre de cette série d’articles, « des pages écrites en cachette, la nuit souvent, dans l’obscurité d’une cellule ou d’un cachot », selon le journaliste qui les introduisait : « Le panier aux rats. Souvenirs d’un détenu de Fontevrault. Le bagne nouveau. »
![Police Magazine 1939. Reportage sur Fontevrault]()
Police Magazine 1939. Reportage sur Fontevrault
Il ajoutait : « On en excusera, on en comprendra le réalisme.(…) Jamais, non plus, récit ne fut plus implacablement vrai ». Pour susciter l’intérêt et le frisson des lecteurs, Jean Du Fousseret mentionnait les patronymes de « tristes héros » de faits divers. Parmi eux : « Ange Soleil, le sergent d’infanterie coloniale qui tua sa femme à coups de bouteille et la découpa ensuite en morceaux ». Il indiquait également que le reportage permettait de découvrir un aspect nouveau de l’exécution des peines puisque la peine des travaux forcés n’emportait plus une transportation en Guyane, mais une incarcération dans une maison centrale de la métropole :
« Celui qui a écrit ces souvenirs revient, comme il le dit, « du bagne ». Mais il revient de bagne nouveau qui a remplacé l’ancien. Une loi récente, encore incomplète a décidé que les condamnés aux travaux forcés ne seraient plus « exportés ». C’est-à-dire qu’ils ne seront plus transportés à la Guyane. Ils accompliront leur peine dans certaines de nos prisons intérieures, dans des maisons centrales rigoureusement déterminées. Celle de Fontevrault est la principale de ce genre. On pense même, dans les milieux pénitentiaires qu’elle pourrait bien devenir, ou demeurer, la seule, l’unique prison réservée aux forçats. D’autant plus que le personnel est déjà spécialisé dans la garde et la surveillance des condamnés aux travaux forcés. C’est là que, avant de rallier le dépôt de l’Ile de Ré, ils sont depuis longtemps « entreposés ». Les fonctionnaires de cette maison de force sont des « techniciens ». Donc, la prison de Fontevrault remplace le bagne ancien. »
Le pronostic était erroné, car la guerre, les répressions allemandes et françaises contre les communistes et les Résistants, puis l’Epuration et ses centaines de condamnés pour intelligence avec l’ennemi obligèrent l’Etat à recourir à d’autres maisons centrales que Fontevrault ; Riom, Caen, Clairvaux, Eysses pour ne citer que quelques exemples significatifs. Mais en 1939, l’hebdomadaire répondait à une question du public, pour ne pas dire à une angoisse : que faisait-on désormais de ces bagnards dont on ne se débarrassait plus Outre-mer ? Dire que les condamnés aux travaux forcés étaient désormais confiés à des « techniciens » pouvait rassurer, même s’il s’agissait d’une contre-vérité. Les gardiens de la centrale étaient très peu qualifiés ; des fils prenaient la suite de leur père et même de leur grand-père dans des emplois qui n’exigeaient guère de compétence si ce n’est de se faire obéir par les prévôts qui les assistaient. Peu importe si nous avons affaire à un procédé journalistique qui consiste à dissimuler un reportage, une enquête, sous l’artifice de mémoires authentiques, les informations réunies sur la maison centrale sont fort précieuses et méconnues. Elles peuvent d’ailleurs être croisées avec d’autres sources, officielles comme les rapports de l’inspecteur général des services administratifs Armand Mossé, officieuses comme les témoignages d’autres enfermés.
Un bagne nouveau ?
La vieille abbaye bénédictine fut transformée en maison centrale dès 1804 et demeura en fonctionnement jusqu’en 1963. Les travaux du professeur Jacques-Guy Petit, notamment son livre Ces peines obscures… La prison pénale en France, ont parfaitement décrit le fonctionnement de cette prison-manufacture. Bien des caractéristiques de la maison n’ont guère changé au milieu de XXème siècle par rapport au siècle précédent. La nouveauté réside dans l’accomplissement de la peine des travaux forcés dans cette enceinte et non plus dans les bagnes portuaires ou coloniaux.
![Police Magazine 1939]()
Police Magazine 1939
Les peines « coloniales » avaient suscité de vives critiques : le coût des transportations, les entraves au développement économique de la Guyane, l’aspect peu intimidant de Saint-Laurent-du-Maroni pour des criminels espérant s’en évader plutôt que de demeurer incarcérés en métropole, les excès du personnel de surveillance local, le caractère souvent perpétuel de l’expatriation… Albert Londres, Alexis Danan, l’officier de l’Armée du Salut Charles Péan et bien d’autres avaient dénoncé l’immoralité et la dépravation du bagne, la vie en commun et le système disciplinaire. Un échec global de la colonisation pénale : peu d’infrastructures construites, une mise en valeur agricole dérisoire, le chômage des condamnés libérés. La France était également critiquée à l’étranger. La commission Matter, nom du premier président de la Cour de cassation, suggéra en 1936 au gouvernement de supprimer les peines coloniales. En juin 1937, ce projet reçut un avis favorable de la commission de législation civile et criminelle de la Chambre des députés. Elle envisageait une peine de travaux forcés exécutée dans les maisons centrales de métropole, avec au début une période d’emprisonnement cellulaire et, à la fin, « une épreuve d’internement dans un camp de travail ou de surveillance par une société de patronage »
La suppression de la transportation des condamnés aux travaux forcés fut la conséquence de la loi du 13 avril 1938 et du décret-loi du 17 juin 1938. Quatre points essentiels organisaient la nouvelle peine. Elle serait subie dans une maison de force. Elle débuterait par une phase cellulaire. Ensuite, pendant toute la durée de la peine, les prisonniers seraient isolés la nuit. Ils ne pourraient pas bénéficier de libération conditionnelle. L’internement dans des camps de travail était abandonné. Dès cette époque, on regroupa les condamnés aux travaux forcés dans les maisons centrales de Caen et de Fontevrault. La première était rangée parmi les maisons centrales de force destinées aux réclusionnaires ; la seconde, parmi les maisons centrales de correction destinées aux condamnés correctionnels à plus d’une année. Des circulaires des 15 juillet et 9 septembre 1937 avaient affecté les relégables à la maison centrale de Riom et les condamnés aux travaux forcés dans celle de Caen. On avait donc ouvert des quartiers de réclusionnaires à Loos-lès-Lille, à Nîmes, à Ensisheim et à Fontevrault. Tout cela avait un caractère transitoire. L’administration pénitentiaire tâtonnait.
Des révoltes éclatèrent parmi les forçats et relégués qui ne souhaitaient pas demeurer emprisonnés. On organisa même un ultime convoi de relégués vers la Guyane en 1938. Mais comme l’indiquait le journaliste de Police Magazine, Fontevrault servait déjà de dépôt aux condamnés aux travaux forcés en transit pour Saint-Martin-de-Ré. Au 31 décembre 1937, l’effectif était de 750 détenus. 398 étaient soumis à un régime cellulaire de nuit, dans ces boxes installés dans de vastes dortoirs communément appelés « les cages à poules ». 352 étaient au « commun » dans des dortoirs gardés la nuit par des prévôts. Ange Soleil était l’un d’eux.
Ange Soleil, meurtrier de son épouse, « détenu-comptable »
Parmi les centaines de détenus de la maison centrale, le patronyme d’un « comptable », détenu galonné exerçant des responsabilités au sein d’une prison, ne manquait pas de surprendre. Ange Soleil avait eu son heure de « célébrité » durant les années trente puisqu’il avait comparu à trois reprises devant la cour d’assises de la Seine. Jean Genet l’avait fait figurer dans l’incipit de Notre-Dame-des-Fleurs aux côtés de Weidmann, Pilorge et Soclay.
Ange-Jean-Chrysostome Soleil était né à Fort-de-France el 23 juin 1899. Il avait été maréchal des logis dans l’infanterie coloniale. Danseur dans une « troupe nègre », comme il se disait à l’époque, il donna des représentations en Belgique et en Espagne. Il était également qualifié de danseur-mondain dans les music-hall de Montmartre. Le « bel Ange », un « ange brun même mulâtre », selon Le Matin du premier juin 1931, collectionnait les succès féminins. Il épousa à Marseille une danseuse antillaise Séverine-Victoire Jorian. Le couple s’installa à Paris. Séverine dansait au Châtelet et faisait vivre le ménage. Certains journaux n’hésitèrent pas à la présenter en prostituée au service de son mari souteneur. Ange Soleil avait fait la connaissance au Jardin d’Acclimatation d’une jeune ariègeoise, Marie-Jeane Fadel. Se faisant passer pour un jeune licencié en droit à la veille d’acquérir une étude de notaire, il séduisit la jeune femme. Il fut vite question de mariage. En 1930, il emprunta à son épouse une somme d’argent pour acheter un smoking, au prétexte de nouvelles représentations en province. Il disparut, prit le train et alla se marier le lendemain près de Foix, à Miglos en Ariège. Le smoking payé par la première épouse avait servi lors de la cérémonie de mariage avec la seconde. Il s’empara de l’argent de la dot puis s’enfuit à nouveau. Il revint à Paris. La première épouse apprit l’existence de la seconde et déposa une plainte. Le 29 janvier 1931, il fut arrêté et conduit au dépôt
Ange Soleil comparut devant la cour d’assises de la Seine au début du mois de juin 1931. La première épouse voulait bien lui pardonner, mais tout le village ariègeois lui était farouchement hostile. Le Matin offrait ce portrait de l’accusé : « Ange Soleil pénètre avec assurance dans le box des accusés : le mulâtre porte un élégant veston bleu-prune, un nœud papillon ; il jette un coup d’œil sur la salle, regarde ses deux épouses, assises à côté l’une de l’autre, puis il compulse quelques notes. » Le président de la cour reconnut que c’était la première fois qu’il jugeait un bigame qui avait quitté sa première épouse la veille, pour en épouser une autre le lendemain. Soleil prétexta qu’il était séparé de son épouse depuis 1930. La seconde épouse désespérée tenta de s’empoisonner. Il fut condamné à deux années d’emprisonnement pour bigamie, après avoir bénéficié des circonstances atténuantes. Le Petit parisien du 14 octobre 1932 signalait qu’Ange Soleil, à son tour, avait tenté de se suicider, s’estimant déshonoré. Il n’était plus en prison à cette date ayant bénéficié d’une réduction de peine. Il avait averti le commissaire de son arrondissement de son acte par une lettre. Le policier se rendit à son domicile et le découvrit inanimé, ayant absorbé dix cachets de Véronal Il fut conduit à l’hôpital Saint-Louis. L’enquête révéla qu’il vivait à nouveau avec sa première épouse. Elle lui avait pardonné.
En 1935, il figura à nouveau en première page de nombreux quotidiens. Il avait tué et découpé en morceaux son épouse. Le crime eut lieu en août 1934. Il avait assommé sa femme à coups de bouteille. Un ou plusieurs coups mortels ? Le docteur Paul, médecin légiste, expliqua à la barre en octobre 1936 comment Ange Soleil avait ensuite découpé son épouse en huit morceaux inégaux. Malhabile, le criminel aurait mis six heures pour ce dépeçage. Cyrano, journal satyrique du 23 octobre 1936, décrivait l’horreur du public à l’écoute des précisons du légiste : « Ange Soleil, muni de deux couteaux de cuisine, ouvrant les chairs du bassin, fouillant, les mains pleines de sang, pour trouver les muscles et les articulations, puis sectionnant les cuisses en long et grattant les fémurs… » Les nombreuses entailles montraient qu’Ange Soleil avait éprouvé des difficultés pour atteindre les articulations et détacher les membres. Les restes avaient ensuite été déposés dans une malle, à l’exception d’une main, d’un avant-bras et d’une cuisse jetés dans le canal de l’Ourq.. Il enroba la malle de ciment et la dissimula dans une alcôve de leur logement d’Aubervilliers. La malle était devenue une banquette. Avec des trous d’aération ? Les avis des experts divergèrent sur ce point. Il avait dérobé une vingtaine de francs dans le sac de sa victime et était parti s’enivrer avant de déployer ses talents en maçonnerie d’intérieur. La malle ne fut découverte qu’en février 1935 par le concierge qui nettoyait le logement. L’ancien locataire fut rapidement retrouvé grâce au fichier des hôtels et garnis et parce qu’il était inscrit au chômage depuis le 10 mai 1934. Ange Soleil avoua avoir tué son épouse à l’occasion d’une dispute. L’instruction fut menée par le magistrat qui avait eu à connaître de l’affaire Violette Nozières. La préméditation semblait devoir être écartée. Les journalistes suivirent la reconstitution du crime quelques mois plus tard. Ce fut l’occasion de quelques nouveaux articles. En février 1936, Ange Soleil comparut devant a cour d’assises de la Seine. Son défenseur obtint un complément d’information pour procéder à un examen mental de l’accusé. Quatre médecins aliénistes procédèrent à son examen, les docteurs Truelle, Génil, Perrin et Cellier. Ils aboutirent à une même conclusion. Ange Soleil était totalement responsable au moment du crime, même s’il affirmait « avoir agi dans un rêve ». Il prétendait que la dispute avait éclaté à cause des infidélités de sa femme qu’il venait de découvrir.
![Ange Soleil devant la cour d'assises de la Seine]()
Ange Soleil devant la cour d’assises de la Seine
Fin 1936, nouveau procès. Il fut condamné à vingt années de travaux forcés et à vingt années d’interdiction de séjour. Il n’était plus question d’un transfert vers la Guyane. Il fut conduit à Fontevrault. Ange Soleil semble avoir eu un émule. En mai 1937, comparut devant les assises de Lyon Antoine Collini. Il avait tué et dépecé sa maîtresse. Il avait découpé le corps en huit morceaux et les avait dissimulés dans une croûte de ciment. Il avait placé la tête dans un pot-au-feu avec du ciment et l’avait jetée dans la Saône. Les experts se divisaient sur son état mental – responsable au moment des actes selon l’un, « hérédo-alcoolique à constitution délinquante selon deux autres - et le procès fut renvoyé à une audience ultérieure.
« Le panier aux rats »
En 1939, la maison centrale comptait environ une centaine de gardiens pour sept cents détenus, un mélange de « correctionnels », de « réclusionnaires » et « travaux forcés ». Pour distinguer ces différentes catégories, les détenus portaient un brassard sur le bras de leur veste, avec leur numéro matricule imprimé en noir. Le brassard était rouge pour les forçats, jaune pour les réclusionnaires, blanc pour les correctionnels. Des condamnés aux travaux forcés regrettaient de ne plus partir en Guyane. Une révolte éclata à Fontevrault, mais fut vite étouffée en dispersant cent quarante condamnés aux travaux forcés dans d’autres maisons de force. Certains écrivaient au garde des sceaux. Les « perpétuités » craignaient de demeurer pendant toute leur peine dans une prison ; les condamnés à temps se demandaient si ils allaient effectuer le « doublage » au sein de la maison centrale.
En 1943, les résistants communistes menèrent une lutte pour ne plus être confondus avec les droits communs, pour ne plus être soumis à la loi du silence. Au prix de jours de mitards et après des rencontres avec le directeur Dufour et le sous-directeur Escoffier, ils purent porter sur leur manche sous leur numéro matricule une bandelette qui les distinguait des détenus ordinaires.
Ce souci d’une démarcation entre « politiques » et « droits communs » avait pour objectif d’obtenir une régime de détention spécifique, dans le droit fil d’une tradition libérale française initiée dès la monarchie de Juillet. Ne pas être confondu avec les criminels, c’était éviter la criminalisation d’une opinion ou d’un combat. C’était aussi le vœu d’être à l’écart de personnages peu recommandables, par exemple, les condamnés pour des affaires de mœurs, des pères incestueux du monde rural, quelques-uns à la fois pères et grands-pères, des violeurs, sommairement appelés les « mœurs ». Quelques détenus avaient eu leur heure de célébrité à l’occasion de leur procès. Un alcoolique avait égorgé sa femme puis l’avait ouverte avec son couteau « pour voir ce qu’il y avait de dedans », le fils d’un procureur de Bretagne, à demi-fou, avait abattu sa femme d’une décharge de chevrotine, un prince russe était là pour escroquerie, un baron allemand, condamné pour espionnage et tentative d’assassinat avait tenté à plusieurs reprises de s’évader de la Guyane et l’Administration pénitentiaire préférait le conserver à Fontevrault. Dans la maison centrale était incarcéré Gabriel Soclay, l’assassin d’une petite fille en 1935. Il avait failli être guillotiné. Il y avait aussi l’aveugle Del Bono. Cet ingénieur italien, amant délaissé, avait blessé sa femme, tué son beau-père et l’un de ses enfants. Arrêté, il avait tenté de se suicider d’une balle dans la tête qui lui avait tranché le nerf optique. Condamné à mort en février 1935, il avait été gracié et purgeait une peine de travaux forcés à perpétuité. Des oustachis complices de l’attentat contre le roi de Yougoslavie Alexandre 1er et le ministre des affaires étrangères Louis Barthou étaient présents dans la centrale. Spiller « le roi de l’évasion » était étroitement surveillé. Roger Million, le complice de Weidmann, auteur de plusieurs assassinats, subissait une peine de travaux forcés à perpétuité, ayant été gracié de la peine de mort par le président Albert Lebrun.
![Un détenu de Fontevrault. Del Bono lors de son procès]()
Un détenu de Fontevrault. Del Bono lors de son procès
La discipline d’une maison centrale était rigoureuse. Tous les effets personnels étaient confisqués, les lettres, les photographies (qu’ils ne pouvaient revoir qu’une fois par mois pendant une heure, si leur conduite était bonne) comme les bandages herniaires. Les condamnés étaient tondus. La barbe, les moustaches étaient interdites. Les prisonniers portaient un droguet brun (une veste, un gilet et un pantalon), du linge de corps de toile épaisse et rugueuse, un bonnet (une espèce de casquette sans visière), des sabots à brides et une cravate à petits carreaux bleus et blancs. Il était interdit de fumer. Les déplacements au sein de la prison se faisaient au pas, à une cadence quasi militaire au rythme imposé par les prévôts. Un quartier de discipline avait été organisé. Les prisonniers y étaient isolés les uns des autres. Ils ne travaillaient pas. Tous les quatre jours, ils touchaient une demi-gamelle de soupe maigre. Entre temps, ils étaient au pain sec et à l’eau. Un détenu prévôt accueillait les punis, et les passages à tabac n’étaient pas rares, pour calmer les prisonniers qui avaient été pris dans une rixe.
Une manufacture carcérale
Plusieurs ateliers fonctionnaient dans la maison centrale : un atelier de filature construit aux côtés de l’ancienne abbaye, avec sa haute cheminée, plus rémunérateur que les autres ateliers et assez prisé par les détenus, un atelier de chaises ( environ deux cents détenus en 1939), un atelier d’ébénisterie, un atelier de tissage d’où sortaient les droguets marrons destinés aux différentes maisons centrales et des couvertures, un atelier malsain de manipulation et de cardage de laine brute, un atelier de boutons en nacre, un atelier de fabrication de chaussons. On fabriquait également des filets de pêche. Les détenus travaillaient de 8h à 11h30, puis de 14h à 17h30. Le silence était de règle. Les seules paroles ne devaient concerner que les tâches à accomplir.
![L'atelier des chaises dans la maison centrale de Fontevrault en 1939]()
L’atelier des chaises dans la maison centrale de Fontevrault en 1939
Le fonctionnement de l’atelier des chaises était particulièrement rigoureux. Les prisonniers étaient affectés à la découpe du bois, au montage ou au paillage. Les détenus étaient payés à la tâche. Un contremaître civil, représentant de l’adjudicataire qui avait obtenu la concession de cet atelier auprès de l’Etat, vérifiait la production de chaque détenu, acceptait ou refusait les objets fabriqués, demandait parfois des retouches ou améliorations. Si une chaise était refusée, le détenu était sanctionné par quinze jours au quartier de discipline. La direction de l’établissement plaçait dans cet atelier les fortes têtes. Pour les anciens de la maison, l’atelier des chaises était un mauvais atelier. Le système des rémunérations dans cet atelier était parfaitement décrit dans le numéro de Police magazine du 4 juin 1939 :
« La confection de deux chaises représente sept heures de travail à 2 fr. 35 l’objet, soit 4 frs 70. Un forçat est aux trois dixièmes (c’est-à-dire qu’il ne reçoit que les trois dixièmes de la somme qui lui est due, le reste revenant à l’Etat). Ainsi il touche 1 fr. 30 et l’Etat 3 fr. 40. Pour ce prix, l’Etat l’entretient. La soupe à l’eau représente seulement 2 francs par jour. En outre, l’Etat perçoit de l’adjudicataire 2 francs par chaise. Un forçat rapporte donc à l’Etat la somme de 5 fr. 50. De plus l’entrepreneur a également son bénéfice. Il paie, tant à l’Etat qu’à l’homme, 4fr. 85 la chaise finie ; c’est-à-dire que chaque objet manufacturé lui revient à 8 fr. 35 et est vendue en gros 15 à 16 francs. En somme, le forçat a rapporté 5 fr. 35 à l’Etat et 8 francs à l’entrepreneur. Il lui est resté 26 sous qu’il peut employer à la cantine pour améliorer son ordinaire : un café coûte 3 sous, un quart de vin, 2 sous, un ragoût de légumes 15 sous. C’est plus qu’il ne peut dépenser. Mais il faut dire que l’atelier des chaises est le plus mauvais de tous ».
En 1936, les prisonniers eurent écho des avancées sociales obtenues par les ouvriers qui s’étaient mis en grève et avaient occupé les usines. Il y eut quelques grèves perlées à Fontevrault, mais les meneurs et les grévistes furent vite sanctionnés par des transferts au quartier disciplinaire. Quelques détenus ne présentant pas de dangerosité, choisis parmi les correctionnels, participaient à des corvées extérieures dans l’établissement de jeunes détenus de Saint-Hilaire. Ils y faisaient des fagots de bois, préparaient du bois de chauffage qu’ils livraient aux familles de gardiens. Deux fermes profitaient également de la main d’œuvre d’une dizaine de détenus.
Les Inoccupés
L’atelier des Inoccupés (une centaine de détenus sur sept cents en 1939) regroupait tous ceux qui étaient incapables de travailler parce que trop vieux, malades, estropiés et béquillards, manchots et unijambistes, tuberculeux, sept ou huit aveugles, des prisonniers souffrant de troubles mentaux, des anciens combattants de 14-18 mutilés, pourvus de pilons et de bras articulés, des gazés crachotant. Ils demeuraient, des heures entières, assis sur des bancs à écouter la lecture d’un détenu ou tournaient, en silence, dans une cour de promenade au rythme imposé par un prévôt.
![Police Magazine 1939]()
Police Magazine 1939
Avec l’arrivée de militants communistes de la région parisienne, des conseillers municipaux, le leader syndical Marcel Paul, les détenus résistants menèrent la lutte pour ne plus être astreints au travail dans les ateliers. On leur refusa un dortoir et un réfectoire distinct, mais ils furent regroupés aux Inoccupés. Là, ils organisèrent des cours, une véritable université avec inscription et professeurs. Le rapport de force avait permis d’arracher quelques concessions, mais ils ne tardèrent pas à être transférés dans la nouvelle maison centrale de Blois.
Aux temps de l’Epuration, la section des Inoccupés n’avait guère changé. Nous disposons du témoignage de Pierre de Varaigne, un vieil homme (né vers 1880) condamné à vingt années de travaux forcés pour faits de collaboration :
« Le sixième jour de mon arrivée (début 1947), je fus extrait du quartier cellulaire ainsi que mes compagnons de voyage et conduit, à cause de mon âge et de mon état de santé au quartier « des Inos n°1 (inoccupés). J’étais vêtu du costume de bure, uniforme de l’établissement, coiffé d’un béret à rayures noires et blanches, chaussé de sabots de bois. A mon entrée, la cour du quartier était vide. Guidé par un surveillant, je fus introduit dans une grande salle où, assis sur des bancs, cent quatre-vingts détenus écoutaient en silence et sous la surveillance d’un gardien la lecture faite par l’un des leurs. Un petit poêle faisait ce qu’il pouvait pour réchauffer l’atmosphère de la pièce, mais il avait raison de compter sur l’aide puissante que lui apportait la chaleur animale dégagée par les occupants. (…) Sur un signe du surveillant, le lecteur s’arrêta et les détenus se dirigèrent l’un derrière l’autre vers la cour, pour la promenade qui coupait d’un quart d’heure de défilé, au pas cadencé par les « gauche-droite » de l’aboyeur (détenu chargé d’assurer le rythme de la marche), chacune des heures de lecture. (…) »
Dortoirs et « cages à poules »
Les dortoirs avaient à leur tête un prévôt, quelquefois quatre pour les plus grands. Au cours de la nuit, ils devaient, à tour de rôle, pendant trois heures, parcourir et surveiller les dormeurs. Le prévôt se voyait octroyer un quart de vin et cinq centimes par jour. Il pouvait menacer un détenu récalcitrant d’un transfert au quartier disciplinaire et n’hésitait pas à frapper. En cas de trouble, il avait à sa disposition une sonnette pour prévenir un gardien. Ces grandes pièces aux murs enduits de coaltar étaient particulièrement humides. Les fenêtres barreaudées demeuraient ouvertes pour tenter d’atténuer l’humidité. Les dortoirs pouvaient compter de vingt à soixante lits. Une barrique couchée dont on avait élargi le trou de la bonde servait de WC. A 19h, une cloche actionnée par le prévôt résonnait. Un surveillant faisait le décompte des hommes présents. C’était l’heure du coucher. Le silence était imposé.
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Police Magazine 1939
La maison centrale de Fontevrault disposait d’un dortoir cellulaire : un couloir central et de part et d’autre cinquante compartiments séparés par des cloisons légères. Des grillages permettaient d’observer les détenus en permanence. Quatre prévôts dirigeaient le dortoir et assuraient des rondes durant quatre heures. Ils avaient pour tâche de boucler les détenus en refermant un verrou extérieur à chaque compartiment. Il y eut plus tard un système qui permettait de fermer toutes les « cages à poule » en même temps. Les cellules des prévôts demeuraient ouvertes. Les prisonniers admis au dortoir cellulaire portaient presque tous des galons de bonne conduite, ou occupaient des postes au sein de la hiérarchie des détenus.
Le bruit sourd des sabots en cadence
Tous les témoignages, même ceux d’habitants ayant résidé à proximité de la maison centrale, insistent sur le bruit de centaines de sabots de prisonniers marchant au pas, sous les ordres aboyés par un prévôt, lors des déplacements des dortoirs aux réfectoires, des ateliers vers les cours de promenade aux pavés irréguliers, dans les vastes escaliers de l’abbaye bénédictine aux marches usées par des milliers de réclusionnaires durant cent cinquante années. Philippe Saint-Germain a décrit l’un de ses premiers réveils :
« Cela commence par un bruit sourd, le piétinement d’une meute, dont on perçoit faiblement mais distinctement l’aboiement. Un aboiement lugubre, cadencé, qui enfle jusqu’à emplir votre sommeil et sans transition, vous vous retrouvez assis sur la paillasse, réveillé d’on ne sait quel cauchemar. Le grouillement meurt, renaît, comme si la meute chassait un gibier vivant ; soudain comme un éclair la lumière jaillit dans le cerveau endormi. Ce piétinement sourd est devenu un martèlement sec de sabots, et l’aboiement qui vous surprenait tant, c’est le cri régulier du prévôt donnant la cadence à son groupe. Ce que j’avais pris pour une meute de chiens hurlants, c’étaient mes camarades partant au travail. »
![Police magazine 1939. Maison centrale de Fontevrault]()
- Police magazine 1939. Maison centrale de Fontevrault
Le résistant communiste Marcel Thomazeau, condamné à sept années de travaux forcés et présent à Fontevraud de février à septembre 1943, a évoqué dans son témoignage oral les blessures occasionnées aux chevilles par les sabots, les tours de promenade au rythme du « une-deux, droite-gauche », crié par le prévôt, le surveillant placé au centre sur une estrade, autorisant ceux qui, d’une claque dans la main, réclamaient d’aller aux WC de la cour. Les Inoccupés de la l’Epuration, particulièrement nombreux, n’avaient pour seule activité que de marcher en silence dans une cour, à Fontevraud, comme à Poissy, maison centrale décrite par Henry Béraud, ou à Clairvaux, évoquée par Lucien Rebatet. Citons encore le témoignage de Philippe Saint-Germain :« Et nous allions ainsi, des heures et des heures, sabotant les uns derrière les autres, sans un mot, sans un regard, traînant notre ennui sombre comme la veste marron du compagnon de file. Je me souviens de camarades écrasés de fatigue, les pieds ensanglantés dans leurs sabots, contraints de poursuivre leur « marche ou crève », d’infirmes molestés par les gardiens parce qu’ils ne maintenaient pas la cadence, de traînards arrachés des rangs et jetés au mitard sans qu’on écoute leurs raisons, de bavards « marmités » (action de porter un rapport au détenu) pour un coup d’œil échangé avec un voisin. Toutes les heures nous nous retrouvions pour quinze minutes assis sur le banc de la « pause » bercés par la voix monotone du lecteur enchaînant un chapitre de roman que personne n’écoutait. » Pierre de Varaigne, autre épuré, avait lui aussi les pieds blessés, faute d’avoir pu attacher les brides de ses sabots.
La hiérarchie des comptables et prévôts
L’administration pénitentiaire avait établi une hiérarchie parmi les détenus. Ceux qui portaient des galons violets avaient été récompensés pour bonne conduite. Ils avaient droit à de menus privilèges : acheter chaque jour un quart de vin à la cantine et deux, les dimanche et jours fériés ; écrire chaque semaine à la famille.. Quelques détenus occupant de bonnes places conservaient leur chevelure. Il en était ainsi d’un secrétaire à la visite médicale, un ancien complice de Stavisky, directeur du Crédit municipal d’Orléans. Il existait toute une variété de galons : jaunes pour les contremaîtres d’ateliers, rouges pour les prévôts de dortoir, double galon rouge pour les comptables. Etre affecté dans la compagnie de pompiers de la centrale était un privilège très recherché et accordé aux détenus les plus soumis. Ils pouvaient se réunir dans une cour sans dépendre des ordres des gardiens. Ils intervenaient dans la prison, dans la colonie de jeunes détenus à proximité et dans le bourg voisin. Après chaque manœuvre, les pompiers étaient récompensés par un quart de vin. Ils étaient regroupés dans deux dortoirs sains situés au nord, avec un caporal pompier-prévôt de chambrée. L’administration tolérait que les pompiers fument dans le soir dans leur dortoir. Au sommet de la hiérarchie, quatorze détenus, des comptables d’ateliers, des responsables de réfectoire ou du quartier disciplinaire, disposant d’un costume pénal de bonne coupe, de lunettes d’écaille, soignés et propres. Les pouvoirs des prévôts n’étaient pas négligeables. Signaler un prisonnier à un gardien pouvait être synonyme de rapport disciplinaire et de jours de mitard. Les prévôts de dortoirs empêchaient les amours fugitives entre détenus, mais toléraient les trafics de tabac, cette monnaie d’échange commune à toutes les prisons. Les tatouages étaient théoriquement interdits, mais un détenu exerçait secrètement dans l’un des dortoirs.
Dans le réfectoire des Innocupés en 1939 régnait un « comptable », Ange Soleil. Des bancs étaient attenants aux tables étroites, pas plus larges que les bancs. Chaque table regroupait huit détenus. Ange Soleil circulait parmi les prisonniers, prenant des notes dans un calepin. Police Magazine du 28 mai 1939 le décrivait ainsi :
« Ce comptable est un détenu, un garçon grand, fort, mulâtre aux cheveux crépus malgré la tondeuse à l’ordonnance. C’est un condamné aux travaux forcés qui eut son heure de célébrité. Sergent de la coloniale, il portait le nom singulièrement romantique d’Ange Soleil. Son crime était simple : il avait tué sa femme à coups de bouteille. Ensuite, il l’avait découpée en morceaux. Ceci ne l’a nullement empêché d’obtenir un emploi de choix, dont d’ailleurs il s’acquitte fort bien, assure l’Administration qui lui accorde les meilleures notes et des galons de bonne conduite. La morale d’une maison centrale n’est pas celle de la vie courante. - Quels sont ceux qui ont à réclamer à monsieur le Directeur ? a demandé le fameux dépeceur-comptable, d’une voix autoritaire d’ancien sous-off. Aussitôt de nombreux bras se levèrent. (…) Le mulâtre Ange Soleil, qui n’est plus ici qu’un comptable immatriculé, prend note sur son calepin de la décision de monsieur le sous-directeur».
![Infirmerie de la maison centrale de Fontevrault en 1939]()
Infirmerie de la maison centrale de Fontevrault en 1939
C’est à l’occasion d’un chapitre sur une visite médicale dans la centrale que Philippe Saint-Germain présenta Ange Soleil au temps de l’Epuration. L’infirmerie disposait d’un comptable général. L’Antillais occupait ce poste aux lendemains de la guerre. Il avait alors un adjoint comptable qui chaque jour passait dans les dortoirs pour relever auprès des prévôts les noms des malades. Le lendemain, des dizaines de prisonniers attendaient dans la cour de l’infirmerie de passer à la visite. D’après l’auteur, ils étaient d’abord vus par le comptable général qui décidait si leur état justifiait une consultation. La visite ne commençait qu’après l’arrivée du médecin civil, parfois après une longue attente. Le portrait du comptable général « droit commun » est particulièrement sévère, puisque peint par un « politique » qui n’hésitait pas à comparer le sort des condamnés pour faits de collaboration à celui des déportés à Buchenwald ou dans les camps sibériens :
« Le comptable général qui n’est autre ici, que le trop célèbre Ange Soleil, vedette de « Détective » et autres « Police Magazine », grand seigneur de la préfère et bourreau de sa femme, dépecée et emmurée par ces mains d’assassin, qui charcutent aujourd’hui la chair de ses codétenus. Ange Soleil est maître, tout tremble devant lui, le jour de la visite médicale, il préside à la sélection des entrants et des sortants, il parle en dictateur, menace, conseille, ausculte, opère. Un bruit dans les salles de l’infirmerie, il monte, sonne les gardiens, dénonce les coupables, témoigne au prétoire. Aux visites officielles de l’administration, il accompagne les gardiens, donne son avis au médecin, son diagnostic, rien ne se fait sans lui, il est le Soleil de son royaume, un soleil qui éblouit l’administration. Des médecins détenus sont arrivés. On les fait tourner en rond dans les cours, pendant que les bras surchargés de galons, Monsieur Soleil, se fait ouvrir toutes les portes par les gardiens déférents. »
Le journaliste-détenu décrivait la visite médicale :
« Le médecin est donc entré dans son bureau, Ange Soleil l’assiste, et la visite commence. Pressés par trois gardiens, dix hommes nus pénètrent dans le cabinet médical, dix autres se déshabillent entre deux portes où s’engouffre le vent. Soleil interroge, décide, tranche, examine, distribue les remèdes. Le médecin se tait, approuve de la tête, signe les papiers, écoute distraitement les plaintes des malades, interrompu de temps à autre par les « pressons, pressons » du nègre infirmier. Quelquefois le médecin s’arrête sur un fiévreux : « Il faudrait le mettre à l’infirmerie ». « Peut-être, docteur, mais il n’y a plus de place ». Alors, on donne deux aspirines au malade, en le priant de revenir à la prochaine visite. Soixante, quatre-vingts détenus défilent ainsi en une heure, les plus chanceux sont les amis des amis de Soleil, respectueux de la puissance de leur maître. Pour eux, il se trouve toujours un lit de vide et s’il n’y en a pas, Soleil s’arrangera pour en faire libérer un. Puis, tous les autres s’en iront à leurs ateliers, à leur marche forcée, avec l’espérance de la prochaine visite et deux cachets d’aspirine comme viatique. Il est midi, la cloche sonne la soupe, c’est l’heure de l’apéritif d’Ange Soleil, le bon Quinquina de la pharmacie, rehaussé d’alcool : image du bagne. »
Philippe Saint-Germain décrivait un épisode qui eut lieu en janvier 1947 pour montrer les pouvoirs exorbitants de ce prévôt-comptable :
« Puis un jour, c’est le drame que rien ne pourrait étouffer et qui précipitera la chute de cette royauté de dix années. Dans un dortoir, un homme, presque un vieillard, gémit de douleur, crève de fièvre, et s’est vu refuser l’entrée de l’infirmerie le matin même. Un docteur détenu est là chirurgien célèbre d’un grand hôpital du Midi. Il est qualifié pour secourir son camarade. Il l’ausculte et diagnostique sans qu’il soit possible d’en douter, une double pneumonie en pleine évolution. Il faut l’hospitaliser d’urgence, lui donner sans plus attendre les premiers soins à l’infirmerie de la centrale. Sur les instances du médecin, le prévôt sonne un gardien, on appelle Soleil. Furieux, celui-ci menace, lui seul a le droit en l’absence du médecin civil, de juger opportune une entrée à l’infirmerie. Personne n’a le droit d’ausculter et surtout pas un détenu, fut-il médecin. L’assassin se fâche tout rouge, appelle un gardien, exige la mise en prévention au cachot du médecin détenu et du malade. Et en pleine nuit sur un brancard, on transporte le pauvre malheureux au mitard. La nuit passe, et à l’aube, c’est un cadavre que le gardien tente de réveiller. Il y a là un assassinat véritable. Je l’ai signalé dans la grande presse, sans soulever un démenti de l’administration pénitentiaire, et pour cause ! Que faut-il penser de cette mort ? Comment appeler ce drame, et comment juger les complices qui ont permis à cet assassin d’ajouter une victime à son actif ? »
Des précisions sur cet épisode ont été apportées par Paul Rassinier dans un appendice à l’un des chapitres du Mensonge d’Ulysse. La démonstration négationniste de cet auteur ne nous intéresse pas. Edouard Gentez, un imprimeur condamné pour faits de collaboration quitta la prison de Fresnes pour Fontevrault à la fin de l’année 1946. Il souffrait de pleurite. Après la semaine de mitard, par où passaient tous les arrivants, il fut admis à l’infirmerie. Rassinier reproduit la teneur d’une lettre qui lui fut adressée par un détenu :
« Gentez est admis à l’infirmerie où règne en maître un boucher assassin, Ange Soleil, mulâtre qui avait découpé et emmuré sa maîtresse, ce qui le préparait aux fonctions de prévôt-infirmier-docteur de prison, bien plus puissant que le jeune médecin civil, un pommadin, nommé Gaultier ou Gautier. Soleil admettait à l’infirmerie les malades s’ils partageaient avec lui les deux tiers de leurs colis et renvoyait ceux dont les colis étaient les plus petits, par une règle extrêmement claire et simple. Gentez, n’ayant ni colis ni mandat, ne peut payer et, malgré la gravité de sa maladie, est muté aux « inoccupés », astreints à trois quarts d’heure de marche rapide, coupée d’un quart d’heure de repos, du matin au soir, tous les jours, y compris le dimanche. Gentez, trop faible, est dispensé de cette torture, mais n’est pas pour cela autorisé à se coucher ni même à s’asseoir ; il doit rester, durant la marche, debout, immobile, les mains derrière le dos, sans pardessus. Le froid aggravant sa pleurite, Gentez va chaque semaine à la visite où on lui remet de l’aspirine, de l’huile foie de morue, et où on lui pose des ventouses sans jamais l’admettre à l’infirmerie. Il se plaint sans cesse au long de la nuit. Les deux docteurs détenus, le chirurgien Perribert et le docteur Lejeune, l’auscultent le samedi matin, lui découvrant une broncho-pneumonie double. Gentez étant tombé dans la cour, l’infirmier alerté va chercher Ange Soleil qui se met à hurler, le traite de simulateur et le fait jeter au cachot, ainsi que le docteur Perribert, coupable d’avoir ausculté sans autorisation. Gentez est mis à nu pour la fouille et jeté en cellule par 15· au-dessous de zéro. Il frappe toute la nuit pour appeler, personne ne vient. Le lendemain 14 janvier 1947, on le trouve mort. On le transporte, enfin, à l’infirmerie où on le déclare mort en cet endroit d’une crise cardiaque. On l’enterre sous un simple numéro : 3479. Mais il y a un témoin gênant, le fils Gentez que j’ai connu en prison et aux côtés duquel j’ai vécu les péripéties de ce sombre drame. Il obtint une enquête. Celle-ci fut correcte. Ange Soleil fut transféré à Fresnes, mais a été libéré par suite des mesures d’amnistie (sic). Les directeurs Dufour, Vessières et Guillonet ont été déplacés. André Marie avait promis de ramener la peine du fils Gentez à trois ans, à la suite de cette tragique affaire. Il y a de cela plus de trois ans et, si je suis bien renseigné il est toujours enfermé ».Signé : Benoît C. Ceci est extrait d’une lettre qui m’est adressée de la prison d’X quelque part en France. »
![Police magazine 1939. maison centrale de Fontevrault]()
Police magazine 1939. maison centrale de Fontevrault
Faut-il accepter ce document, tant les écrits de Rassinier comportent de graves contre-vérités ? De tels récits abondèrent dans les mémoires des épurés lorsqu’ils menèrent campagne pour une amnistie et quand ils mirent en cause la justice de l’épuration. Les débuts de la Guerre froide les incitaient à s’en prendre à la résistance communiste, à une justice de vainqueurs dominée par ces derniers. Plusieurs noms sont cités et il n’est pas évident de retrouver trace des différents protagonistes du drame. Le directeur Emile Dufour qui avait dirigé Fresnes durant les années trente n’était effectivement plus en poste à Fontevrault en 1947. Il siégeait au Conseil Supérieur de l’Administration Pénitentiaire en 1948 avec pour titre « directeur honoraire des prisons ». Edouard Gentez avait environ soixante ans en 1947, selon une liste de conscrits de 1907 à Fontenay-sous-Bois. Jeune, il était typographe, ce qui expliquerait la profession d’imprimeur à la maturité.
Les témoignages des épurés n’hésitaient pas à comparer leur sort à celui des résistants incarcérés avant eux, certains extrémistes se plaignant même d’un sort pire que celui des déportés des camps allemands. Le prévôt était alors assimilé à un kapo, le criminel galonné comparé à l’un des ces « triangles verts » qui semaient la terreur dans les camps de concentration allemands. Philippe Saint-Germain s’inscrit dans cette logique comparative. Les condamnés pour faits de collaborations ne bénéficiaient pas d’un régime spécial de détenu politique et il était donc essentiel de se différencier de la population ordinaire des maisons centrales, celle des prisonniers pour crimes de droit commun. La charge contre le comptable Ange Soleil doit être lue en fonction de cet état d’esprit. Philippe Saint-Germain offre une ultime description qui illustre parfaitement la démarche de bien des mémorialistes collaborateurs :
« Il est inconcevable de songer qu’en 40 et 47 la vie de milliers de détenus politiques a été remise sans contrôle entre les mains d’assassins, tous pourvus par l’administration, de postes de confiance dans les infirmeries. L’infirmerie de Fontevrault, nous l’avons dit, était dirigée par Ange Soleil, doublé de deux « perpétuité » dont l’un, condamné pour l’assassinat crapuleux d’une vieille femme de 70 ans, et l’autre pour l’assassinat de son enfant de quatre ans. Ces trois hommes ont exercé leur autorité absolue pendant des années entières, sur plusieurs milliers de détenus. Pas une entrée à l’infirmerie, pas une sortie, pas une hospitalisation, pas une piqûre, n’ont été décidées sans leur accord. Et le médecin civil, pour des raisons qui m’échappent encore, a couvert de son autorité cette mascarade qui, certains jours, tournait au tragique. Il faut avoir vu Ange Soleil passer à la place du médecin, la visite aux lits, ausculter les uns, charcuter les autres, prescrire des remèdes, pour comprendre l’odieux de certaines heures de notre bagne ».
Ange Soleil occupait un poste à responsabilité en 1939, et encore en 1946-1947. Il n’y a pas lieu de penser que sa position privilégiée fut modifiée pendant les heures sombres de l’Occupation. Les mémoires des internés communistes, députés, conseillers et dirigeants, transférés du camp d’Aincourt vers la maison centrale en décembre 1940, ne mentionnent pas Ange Soleil. Ils avaient été placés à l’écart de la détention ordinaire. Les condamnés résistants des années 1942-1943 ne disent rien du personnage, même s’ils étaient confondus avec les droits communs. Dans toutes les prisons de Vichy, les conditions d’incarcération furent particulièrement dures, avec de grosses difficultés de ravitaillement, de nombreux cas de malnutrition, une hausse de la mortalité et des cas de tuberculose. Les rares colis des familles amélioraient l’ordinaire, mais les visites étaient rares dans les parloirs à doubles grilles, empêchant tout contact avec les proches. Les détenus résistants réclamaient surtout du pain, car les soupes aux choux ne nourrissaient pas suffisamment. Beaucoup de prisonniers souffraient d’ulcères à l’estomac, selon le pharmacien du village. Accéder à l’infirmerie en ces heures sombres était une question de survie. Quelle fut l’attitude d’Ange Soleil pendant l’Occupation? Nous n’avons pas retrouvé de témoignage sur son attitude durant ces quatre années.
Fontevrault ne se singularisait guère par rapport aux autres maisons centrales. Les évocations de Poissy, de Clairvaux, de Riom, d’Eysses au milieu du XXème siècle insistent sur la loi du silence, le travail à la tâche dans les ateliers, le désoeuvrement chez les Innocupés et bien sûr, l’arbitraire des prévôts. Ils ne devaient être supprimés dans les dortoirs que par une note de Charles Germain, Directeur de l’Administration pénitentiaire, le 8 mars 1950. Des témoignages supplémentaires permettraient de mieux appréhender les rigueurs disciplinaires dans la maison centrale de Fontevrault. 398 résistants ont été incarcérés dans cette prison. L’amiral Jean-Charles Abrial et le préfet Amédée Bussière revêtirent le droguet brun après 1945. Ce fut aussi le cas d’anciens combattants français de la Charlemagne, cette division qui se battit sur le front de l’Est aux côtés des allemands. Lourdement sanctionnés de peines de travaux forcés comme Pierre Rostaing ou Henri Fenet, ils séjournèrent à Caen, à Riom et à Fontevrault jusqu’à la fin 1949. Ont-ils laissé des mémoires ?
Concluons avec Jean Genet : « J’irais bien facilement à la guillotine, puisque d’autres y sont allés, et surtout Pilorge, Weidmann, Ange Soleil, Soclay. Je ne suis du reste pas sûr qu’elle me soit épargnée, car je me suis rêvé dans bien des vies agréables; mon esprit, attentif à me plaire, m’a confectionné sur mesure des aventures glorieuses ou charmantes » (extrait de Notre-Dame-des-Fleurs).
Bibliographie
Armand Mossé, Les prisons et les institutions d’éducation corrective, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1939.
Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990.
Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, L’Arbalète, 1948
Jean Genet, Le Miracle de la rose, Paris, L’Arbalète, 1946.
Ivan Jabblonka, Les vérités inavouables de Jean Genet, Paris, Seuil, 2004.
Roger Poitevin, Abbaye-Bagne de Fontevraud, 1940-1944, des Résistants dans une ancienne Abbaye. Préface de Bertrand Ménard, édité par l’AFMD 49 en septembre 2009. 230 pages.
Paul Colette, J’ai tiré sur Laval, Caen, Ozanne, 1946.
Pierre de Varaigne, Message d’un forçat, Paris, SPES, 1955.
Philippe Saint-Germain, Article 75, Paris, Bureau d’études et de publications sociales, 1951.
Jean-Claude Vimont, Les pamphlets d’épurés incarcérés après la Libération dans Michel Biard (dir.), Combattre, justifier ou tolérer ? Ecrivains et journalistes face à la violence d’Etat (16ème-20ème siècle), Rouen, GRHIS, Presses Universitaires de Rouen, 2009.
On consultera les séquences vidéos du patrimoine des pays de Loire mises en ligne sur You Tube sur le passé carcéral de Fontevrault : les interventions des historiens Jacques-Guy Petit et Philippe Artières, celles d’anciens résistants ou de leurs enfants, celles d’anciens surveillants et de leurs enfants ainsi que celles d’habitants de la commune.